Joies — France Parsus — 15 mars — 11 mai — 2024
Quelque chose de farouche sommeille sous ces volutes de douceur. Faut-il ici prendre le temps de s’abandonner au coeur des nappes huileuses ? Elles s’étendent goulûment sur les imposants formats… Un travail caressé et patient nous offre la promesse d’un bain candide dans la sensualité des formes et des couleurs. Mais il s’en dégage une torpeur sourde, un râle brumeux que l’on peine à garder en soi. Images d’un feu destructeur capable de mouvoir nos audaces renaissantes, ou pures abstractions vaporeuses ? Difficile à dire… Il y a comme un mystère dissous qui suinte entre les mailles tendues des toiles de France Parsus.
Le même combat se joue dans les porcelaines, fragilité dévorante contre brûlure vorace. Le papier trempé dans la barbotine s’est calciné pour ne nous laisser que le souvenir de son histoire intime. Les porcelaines se lisent dans leurs creux. Une petite cérémonie poétique milite en silence. Tracts abandonnés sous le passage de la foule, tickets de caisse défraîchis, petits morceaux de papeterie et encensoirs de fortune pour célébration clandestine ; tous palpitent entre les peintures que l’artiste brandit sur les murs comme des étendards timides.
Screen, Sol, Hole, Netz, Larmes, et maintenant Joies, pour chacune de ces séries de tableaux, nous n’avons le droit à presque rien. Aucun indice, d’habitude aucune couleur ou presque, peut-être une vague sensation diffuse çà et là, un soupçon de texture, un voile qui se pose sur une forme déjà troublée. Presque rien, si ce n’est un mot, un titre qui résonne comme une énigme, comme un slogan qui se scande à demi-voix dans des pénombres rougies. Un mot qui nous dit tout et rien à la fois. Joies. Il faut pénétrer dans la profondeur de la peinture, la laisser fondre dans les nervures de nos corps comme la fumée s’immisce dans nos poumons, et au creux de chacun de nos pores. Cela paraît être la seule manière de vraiment regarder les paysages de France Parsus : le bras tendu, un fumigène au bout des doigts.
Et pourtant, sous les couches épaisses de cette fumée abstraite que l’on aurait tort de croire sans âme, il y a toute la candeur de la foule, toute la tendresse réciproque de ces corps fédérés, toute la rage de vivre de nos générations dissidentes. France Parsus est une artiste qui peint les paysages mouvementés de nos manifestations. Elle arpente les rues militantes et les espaces de résistance collective pour en extraire des bribes qu’elle appelle des « portraits ». Ces formats d’où l’on s’attendrait à voir jaillir des visages se couvrent de nappes profondes, rougeoyantes ou acidulées. Méconnaissables, les figures s’évanouissent pour ne laisser la place qu’à des nuages rêveurs, inondés de lumières opaques.
Il ne s’agit pas d’identifier les acteur•ice•s des luttes sociales, mais plutôt de traduire l’énergie commune de nos corps qui luttent. Hommage à nos âmes guerrières protestant pour des vivres ensemble plus justes et solidaires, les portraits de France Parsus préservent l’intimité de nos visages tout en retransmettant la ferveur de nos discours dans une fierté brûlante.
L’artiste sélectionne méticuleusement des photographies de manifestant•e•s en les découpant pour ne garder que certains espaces-paysages. Ils sont façonnés par des fumigènes, ces outils modestes du contre-pouvoir qui osent s’opposer aux nuées acides des gaz lacrymogènes. Objets brandis pour reprendre cette place presque magique du centre de l’attention dans l’espace public ; pour dire la joie d’une victoire à la fin d’un match de foot ; pour dire la puissance de ce qui nous réchauffe comme de ce qui nous détruit : ils nous révèlent tout du mouvement, de la beauté et de l’espoir qu’il peut y avoir à rendre visible nos réalités meurtries. En opposition avec les esthétiques riot porn de certains clichés de manifestation qui tendent à magnifier les rapports de forces, les fumigènes de France Parsus imposent leur propre atmosphère. Ils nous permettent de glisser dans l’intimité de leur temps troublé, suspendu entre deux volutes de fumée.
Cette exposition est soutenue par une aide au projet de création en arts visuels de la Région Pays de la Loire.
Texte : © Elise Bergonzi
Photo : © Gregg Bréhin