Scrollophage — Les rencontres d’Arles, OFF — Juil. 2022 — Arles
Une co-production Katapult & Lalicorn regroupant cinq années d’activités du fonds.
Production Fonds de dotation Katapult | Commissaires associés Haos Galerie & Romain Rambaud
Artistes Mélanie Bonajo, Grégory Chatonsky, Jean Baptiste Janisset, Guillaume Krick, Mélodie Mousset, Wilfried Nail, Romain Rambaud, Chloé Sharrock, Ken Sortais, Benoît Travers, Justin Weiler.
Performers Guillaume Krick & Alia Tsagkari, Benoît Travers, Charles Pennequin & Camille Escudero, Sandra Ancelot & Stephane Ink.
DJs Aube, Discolowcost
Agence Lalicorn Studios | Photos © Benoît Travers
Le terme scrollophage laisse supposer que l’utilisation du digital répond désormais à un besoin compulsif, une nécessité quasi vitale devenue indissociable de nos modes de vie. À l’heure où le fait de scroller semble déposséder l’image de toute singularité, cette exposition initiée dans le cadre des Rencontres d’Arles, interroge nos perceptions et nos manières de consommer la photographie. Ce néologisme tend ainsi à sonder nos dérives contemporaines tout en proposant d’autres voies que celle de l’aliénation à un univers virtuel qui pourrait constituer une perte d’identité.
L’exposition met en exergue une dichotomie entre la surreprésentation des corps qui se multiplient et se dispersent dans un système constamment alimenté par de nouvelles images et leur inévitable absorption dans cette nuée de données. Laissant entendre qu’une saturation intempestive de notre espace visuel par une multitude de figures anonymes conduit à un effacement progressif de toute individualité, Scrollophage présente autant de scènes fantomatiques et de paysages désertés pour évoquer d’autres mondes en marge de nos sociétés. Jouant des formes et des contreformes pour laisser transparaître leur présence en creux, les artistes de l’exposition font le choix d’opposer une altérité radicale à une continuelle reproduction du même.
Certains d’entre eux traduisent par l’absence, l’empreinte des corps dont la présence manifeste persiste. Le triptyque de Guillaume Krick – donnant à voir des épaves d’embarcations ensevelies après une traversée – est ainsi mis en regard avec les cénotaphes photographiés en Mauritanie par Wilfried Nail. À ces cimetières sans dépouilles viennent répondre les sculptures de Jean-Baptiste Janisset, ex-voto moulés à partir d’éléments glanés dans divers lieux de culte funéraires. Plus loin, dans l’oeuvre de la photojournaliste Chloé Sharrock, les débris de verre maculant le sol suggèrent un impact, témoin d’un événement dont on peine à définir l’ampleur et qui révèle là encore « la survivance d’un référent qui a disparu, qui est absent » 1. De la même manière, un tirage de Benoît Travers représente un abri de fortune sans habitant, saisi dans l’espace public, puis retravaillé par une technique de martelage.
Dans une autre perspective, Grégory Chatonsky met en scène un ailleurs post-apocalyptique généré par une intelligence artificielle dont la voix-off demeure l’unique trace de vie, quand Pierre Gaignard nous livre une vision anticipatrice d’un futur proche dans lequel il exécute un rituel chamanique halluciné au coeur d’une zone périurbaine dépeuplée. Justin Wieler, quant à lui, poursuit ses recherches picturales à dimension photochromique pour figurer des espaces indéfinis au sein desquels l’humain n’a pas sa place. Enfin, la sculpture anthropomorphe de Ken Sortais laisse entrevoir les vestiges d’un corps momifié après l’anéantissement de toute civilisation.
À ces différents tableaux se greffent des univers dans lesquels les êtres font dorénavant office de supports, réduits à un usage fonctionnel ou décoratif. Dans les vidéos de Melanie Bonajo, les corps fusionnent avec les objets prothétiques qui les enserrent et les contraignent tandis que dans le travail de Mélanie Mousset, le corps de l’artiste devient le socle d’un vase en formation dont l’orifice invite implicitement à une immersion dans son organisme. D’une autre manière, les pièces de Romain Rambaud montrent des anatomies parées de sex-toys qui se confondent avec différentes strates d’images accumulées, entre essences de bois texturées et décors acidulés de dessins animés. Par ailleurs, dans les performances pensées en duo par Guillaume Krick et Alia Tsagkari, Charles Pennequin et Camille Escudero, Sandra Ancelot et INK pour prolonger l’exposition, les corps sont amenés à reproduire compulsivement les mêmes actions à travers une répétition de mots, de gestes ou de sons qui confine à l’absurde.
Si dans ces travaux le corps est tour à tour absent, invisibilisé ou relégué à l’arrière-plan, il s’agit toujours pour les artistes de l’exposition de mettre en tension les notions d’image et d’identité, jouant de l’immatérialité propre à un environnement numérique. Pour cette raison, ils mettent en lumière des micro-récits évoquant des parcours de vies marginalisées, des scènes fictionnelles qui nous renvoient à l’inévitable chute de l’humanité ou encore des mondes parallèles dans lesquels le corps ne serait conçu que dans sa dimension utilitaire. Considérant qu’ « il existe un autre monde mais il est dans celui-ci » 2, les artistes de Scrollophage initient des trajectoires autres pour échapper à une virtualité omnipotente.
Camille Velluet
1 Georges Didi-Huberman, La ressemblance par contact. Archéologie, anachronisme et modernité de l’empreinte, Paris, Éditions de Minuit, 2008.
2 Oeuvres complètes de Paul Eluard. Volume 1 : 1913 – 1915, Paris, Gallimard, 1968.