Permanente instance — Anaïs Gauthier — 07 juin — 28 septembre — 2024
Lieux de transformation nichés dans un univers quasi-clinique, les installations immersives d’Anaïs Gauthier hybrident l’organique à l’industriel. Elles s’activent comme un corps-machine qui vient rompre le silence pour explorer nos mécanismes de soin contemporains. L’artiste propose ici une installation in-situ en deux volets : une fabrique de l’intime qui se mécanise, une machinerie imparfaite qui s’humanise. Des formes hybrides non identifiées questionnent la mécanisation de nos corps au travail et leur défaillance potentielle. Les engrenages semblent prêts à s’agiter comme des organes vitaux, mais un suintement permanent vient trahir leur surchauffe émotionnelle.
Arrimées au sol par un carrelage hypoallergénique, trois cellules jalonnent l’espace de la galerie et dissimulent à peine des formes étranges qui semblent avoir été conçues pour accueillir un corps. Des machines élégantes à la chair de cire, sirupeuses et gluantes tentent de remplir leur fonction. Vaines et incertaines, elles rejouent la plasticité défaillante de nos corps et de nos intimités, qui au fur et à mesure se fatiguent. Entre équipements sportifs et outils de rééducation, elles empruntent les codes associés à l’imagerie des machines de soin, mais le doute persiste quant à savoir s’il serait fiable de les utiliser. L’une d’entre elles souffle un jet de vapeur qui vient s’écraser sur une paroi vitreuse. Elle se couvre progressivement de perle d’eau par l’effet de condensation, donnant presque l’impression de la voir suer à grosses gouttes ou pleurer sous l’effort. Les larmes coulent lentement, témoignant d’un trop-plein d’émotions, d’une tension écrasante que la machine ne saurait contenir davantage. Avec leurs muscles, leurs tendons et leurs cartilages abîmés, voire même déformés par la répétition aliénante de gestes mécaniques et répétitifs, ces trois machines humanoïdes nous renvoient à la fragilité de nos systèmes palliatifs mécanisés autant qu’à celle de nos corps et nos psychés sous pression.
Dans le second espace destiné à accueillir l’artiste en résidence, Anaïs Gauthier a créé un organisme à bout de souffle. Il y a quelque chose de vivant qui gronde dans la courbure de ses formes nonchalantes. La cavité hirsute nous domine d’un poids lesté et nous entraîne vers le fond. Dans la cage thoracique rauque qui lui sert de ventre, le moteur ronfle et expulse une vapeur moite. Son ossature de métal est partiellement recouverte de chairs à vif, l’intérieur du corps se confond avec l’extérieur et chaque organe s’agrippe à la structure comme il peut. Engrenages et poulies se maintiennent en activité par un réseau complexe de tuyaux et de bonbonnes boursouflées en surchauffe. Traversée par des fluides visqueux, cette chimère intubée semble pouvoir produire des formes non identifiées à la chaîne. Mais ce système de production paraît instable, la moindre goutte d’eau en excès pourrait la faire céder sous son propre poids. À force de suinter par tous ces pores, la chaîne de production s’enraye comme une muqueuse desséchée, rétractant ses griffes chirurgicales dans un grincement étouffé. Mais au lieu de reprendre son souffle et de déglutir, la machine continue ses exercices de respiration, refusant de constater son inefficacité. Il y a une certaine tendresse dans cette chose abîmée qui cherche à faire de son mieux pour suivre son propre rythme. Ce système rachitique motorisé, qui démarre puis s’arrête avec de légers à-coups avant de repartir timidement dans un crachotement indécis, nous rappelle avec humilité nos propres limites.
À la manière d’une rotule qui craque en tentant de se déplier pour faire un pas en avant, les machines partiellement dysfonctionnelles d’Anaïs Gauthier nous ressemblent d’un peu trop près. Les corps qu’elle fabrique sont aussi las que rutilants, comme si on avait voulu polir leurs surfaces sans s’assurer de les avoir bien graissées avant. Les mécanismes sont grippés, faillibles et douloureux, mais ils maintiennent un sourire de façade amer qui se crispe au moindre mouvement. L’artiste pousse jusqu’à son dernier retranchement l’analogie du corps-machine et des créations humaines qui ne sauraient être autre chose qu’à notre image : efficaces tant qu’on les alimente, fonctionnelles tant qu’elles ne sont pas submergées. Ce trop-plein, lorsqu’il se manifeste, peut s’illustrer aussi bien dans un problème moteur que dans une détresse psychique. Lorsque que nos corps-machines s’épuisent, nous n’en sommes que plus démuni•e•s. Dans une accumulation de gestes de soin plus ou moins hasardeux, leur maintenance engendre d’autres machineries qui elles aussi pourraient bien faillir. Il faut alors, au mieux les entretenir et les réparer, au pire les remplacer en produisant plus de déchets. Ce cercle vicieux, symbole d’une industrie aliénée et symptomatique de nos systèmes de production capitalistes sillonne les œuvres produites par Anaïs Gauthier.
Cependant, au cœur de ce constat socio-écologique sur nos modes de fonctionnement quotidien, quelque chose de touchant transparaît entre les membranes poisseuses de l’usine organique d’Anaïs Gauthier. Derrière la binarité d’un mouvement mécanique et cyclique qui, au lieu de se maintenir dans une fluidité nauséeuse, râpe, craque, s’enraye, s’érode et s’épuise passivement ; il y a tout de même la possibilité d’un engrenage résiliant qui refuse de s’éteindre. Une forme de persistance vaine mais toujours invaincue s’immisce alors entre les formes. Et dans cette permanence faillible de nos corps, il y a toujours un plaisir un peu coupable pour la défaillance.
Texte : © Elise Bergonzi
Photo : © Anaïs Gauthier & Gregg Bréhin, Permanente instance, 2024, Adagp, Paris, 2024